« Il me manque toujours un truc pour être vraiment moi. » Tout petit livre qui m’a fait rire et penser. Delphine Horvilleur devient ici le fils d’Emile Ajar, en roue libre à voix haute, seul dans sa cave, tel que je l’imagine débiter ce texte oral et pinçant. C’est très resserré, une « parole performative » comme l’explique Abraham Ajar, s’élevant contre l’idée d’une existence fixe, dont on aurait borné le territoire et cassé la fluidité. Un abracadabra décimant le « moi » et la notion d’origine comme conditionnement identitaire. En passant, A.A. justifie le manque, l’incompréhension d’autrui et la trahison nécessaire envers ses géniteurices par ce tour de magie : « parce qu’alors, il n’y aurait aucune raison de se mettre à parler, à écrire ou à créer. » A bas le « mutisme de la plénitude », à bas les noms, à bas la conjugaison du verbe être au présent. Et vive la personne que nous avons été, vive celle que nous sommes en train de devenir – « par procréation littérairement assistée ». L’entre deux, du moins en hébreu, on ne le nomme pas et donc, cela n’existe pas.
« Les temps étaient durs et il fallait beaucoup d’imagination pour remplacer ce qui nous manquait. » Goutte à goutte se lit trois fois. La biographie d’une femme – la grand-mère de l’autrice – constitue le fil principal du récit, bordé par deux autres fils : le cours de l’histoire et le cours d’une relation amoureuse. Trois lignes parallèle dessinées et écrites pour pouvoir y piocher. Marthe Gautier est née en mars 1929. Au même instant, une aventure de Tintin est publiée pour la première fois dans une revue. Au même instant, le parti nazi gagne du terrain en Allemagne. Quatre-vingts instants plus tard, une femme décide de ne pas avoir d’enfant. Peu de mots. Dessins bleus. Je ne sais pas si je dois rire. Je ne le sais pas, puisque tout reste évoqué. Tout est d’un temps passé lointain. Comment le temps passé lointain prend sa place dans les tristesses du présent ? C’est beau les dessins, c’est beau. Je me laisse bercée, je me laisse guidée, je me laisse faire. J’ai mal un peu. Mais pas trop quand-même. Les mots de l’autrice sont concentrés. Très dense phrasé avec si peu de moyen. Les mots de l’autrice deviennent des dessins et les dessins deviennent des mots. Il y a des mots qui ne sont pas les nôtres. Il y a aussi les maux qui ne nous appartiennent pas. Il faudrait pouvoir avorter des mots que l’on ne possède pas. Il faudrait pouvoir dire : c’est fini. Il faudrait pouvoir dire : « regarde j’ai mis mes habits de cow-boy, c’est pour être forte ». Il faudrait pouvoir dire : je pars ! Ici la tristesse se décompose en trois frises. Donne-la moi pour que je la regarde ! On a besoin de la tristesse parce qu’on a besoin comprendre. Tu sais, tu peux aussi dire la tristesse des jours passés avec le sang glacé de rire. Tu peux dire : et là c’était encore pire. Tu peux dire : tout ne sera plus comme jamais. Tu peux dire : c’était le deuxième enfant mort, dans la famille. Goutte à goutte tristesse se transmet. Goutte à goutte tristesse passe, dessin dans les mouvements. Goutte à goutte mots s’effacent, et à une autre histoire, on passe.
« L’écriture me protège. » Georges Perec parle du pire en rassurant le lecteur. L’écriture sèche, méticuleuse, d’un pragmatisme alerte tire, motif après motif, les fils de l’indicible. Il dit lui-même : « l’indicible n’est pas tapi dans l’écriture, il est ce qui l’a bien avant déclenché », page 59, presque le début, presque, pour expliquer au lecteur à quelle sauce il est mangé, s’il ne l’a pas déjà remarqué. C’est d’ailleurs page 59 que Georges écrit, noir sur blanc, sa note d’intention. Il prend son lectorat par la main. Il a le temps. Il décompose sa langue et explicite, limpide, sa nécessité à dire. Pas d’entourloupe, chez Georges, une franchise domine et elle est nue. Georges nous protège en nous disant tout : ce qu’il ne pourra dire, ce qu’il doit dire, ce qu’il ne dira pas en disant. Je copie Georges : « Ce n’est pas, comme je l’ai longtemps avancé, l’effet d’une alternative sans fin entre la sincérité d’une parole à trouver et l’artifice d’une écriture exclusivement préoccupée de dresser ses remparts : c’est lié à la chose écrite elle-même, au projet de l’écriture comme au projet du souvenir. Je ne sais pas si je n’ai rien à dire, je sais que je ne dis rien ; je ne sais pas si ce que j’aurais à dire n’est pas dit parce qu’il est l’indicible (l’indicible n’est pas tapi dans l’écriture, il est ce qui l’a bien avant déclenché) ; je sais que ce que je dis est blanc, est neutre, est signe une fois pour toutes d’un anéantissement une fois pour toutes. C’est cela que je dis, c’est cela que j’écris et c’est cela seulement qui se trouve dans les mots que je trace, et dans les lignes que ces mots dessinent, et dans les blancs que laissent apparaître l’intervalle entre ces lignes : j’aurai beau traquer mes lapsus (par exemple, j’avais écrit « j’ai commis », au lieu de « j’ai fait », à propos des fautes de transcription dans le nom de ma mère), ou rêvasser pendant deux heures sur la longueur de la capote de mon papa, ou chercher dans mes phrases, pour évidemment les trouver aussitôt, les résonances mignonnes de l’Œdipe ou de la castration, je ne retrouverai jamais, dans mon ressassement même, que l’ultime reflet d’une parole absente à l’écriture, le scandale de leur silence et de mon silence : je n’écris pas pour dire que je ne dirai rien, je n’écris pas pour dire que je n’ai rien à dire. J’écris : j’écris parce que nous avons vécu ensemble, parce que j’ai été un parmi eux, ombre au milieu de leurs ombres, corps près de leur corps ; j’écris parce qu’ils ont laissé en moi leur marque indélébile et que la trace en est l’écriture : leur souvenir est mort à l’écriture ; l’écriture est le souvenir de leur mort et l’affirmation de ma vie. » Et les souvenirs autobiographiques sont l’autopsie de lui-même par lui-même, l’observation pas tout à fait réflexive d’une enfance, interceptée par la fiction dystopique de W. Alors que la fiction met en lumière les souvenirs, les souvenirs font peser la fiction comme une boule de neige qui roule et qui grossit. C’est en cela que l’intensité du livre grimpe, par accumulation de bribes qui résonnent les unes avec les autres, écho dans l’esprit du lecteur, quand l’écriture reste elle-même. Quand l’écriture ne prétend rien d’autre qu’être elle-même. Il fait froid, dans le livre. Pas de place pour tristesse. Quelques faits émoussent, tente de lever l’émotion nichée dans une image, dans un des souvenirs évoqués, mais c’est comme s’il n’y avait rien pour ramasser la joie, la peine, la colère ou la tristesse. Ici et là, quelques frictions opèrent un rire jaune, une compassion, appellent à une appréciation, mais à la fin c’est bien le lectorat lui-même qui tire ses propres conclusions. Rien ne lui est dicté. W ou LE souvenir d’enfance. Georges n’aborde qu’un seul souvenir au milieu de la grande enquête, ce grand chantier de l’écriture qui dura quatre ans (entre 1970-1974). On ne saura le nommer. L’indicible est innommable. Qui perd son nom, perd le souvenir.
« – A ton avis, pourquoi il y a des cimetières ? – Pour enterrer les gens. Allez, va t’habiller. » C’est d’abord une histoire de prénom. D’une enfant qui n’en a pas. C’est Mangeterre. Mangeterre c’est elle qui parle, c’est la narratrice. Est-ce la traduction de l’espagnol, la langue de Dolores Reyes ou le ton de Mangeterre qui rend la lecture si orale, si filmique ? Le ton est enfantin, maladroit presque, les phrases courtes s’enchaînent pas à pas comme un enfant qui apprend à marcher. Et on répète à l’enfant : enfant ne mets pas la terre dans la bouche ! c’est sale ! c’est sale la terre ! Mais l’enfant ne s’arrête pas et l’enfant grandit et l’enfant n’est plus enfant mais l’enfant est une jeune fille, on ignore son âge et la jeune fille ressemble presque à une femme, juste presque. Et c’est Mangeterre qu’elle se fait appeler la jeune fille. Parce qu’elle mange de la terre et que quand elle mange de la terre, elle a des visions. Elle découvre en transe les origines des souffrances, des meurtres commis. Elle voit des femmes qu’elle ne connaît pas, des filles, leurs agresseurs, sa mère. Ici, la tristesse est avalée, contenue. Les « moments de terre » sont décrits avec minutie comme des rituels ancestraux oubliés de tous, sauf par la fille du quartier. Cette fille qu’on avait aussi oubliée. Alors, elle aide et piste les otages, donne des indices à la police, retrouve les assassins. C’est l’Argentine et le slang qu’on imagine d’une rue mystérieuse mais qu’il nous semble reconnaître, canettes de bière et discothèque en brique, épiceries, bagnoles, illuminé par des phrases diamants, pépites poétiques qui cassent tout sur leur chemin et se marient à la violence pour accoucher une sorte de magie. Magie morbide dans la vie de Mangeterre et de son frère, sans perspective parce que figés depuis la mort de leur mère, lorsqu’ils étaient enfants. Il y a la relation entre une sœur et son grand-frère : la play-station, les joints, le canapé, les amis du frère sur le canapé, les bières, les frites, la tendresse et la pudeur de grandir. Le père – il est vivant – reste fantôme jusqu’à la fin. Personne ne parle du père. Du « daron ». Le daron est oublié de tous. Sauf d’Ana. Mangeterre rêve souvent d’Ana. Ce sont des tête-à-tête douloureux et fugaces. Qui est Ana ? Ana n’est pas morte. Elles s’engueulent. Ana c’est la voix du prénom qui s’est éteint à cause du deuil. C’est le prénom importable dans le réel parce que la tristesse ne laisse de place à l’existence que dans les rêves. Ana, c’est la voix qui a dû se taire. Il y a la vie en rêve et la vie réelle. Il y a Ana et il y a Mangeterre. Et le dédoublement d’un récit en parallèle qui s’installe comme une dimension invitée. Ce qui m’intéresse, ici, c’est ce dédoublement. Un dédoublement qui donne vie à un nom qui signifie souffrance, qui signifie tristesse. Un nom coincé, un nom d’emprunt. Le temps nécessaire jusqu’à ce que Mangeterre renonce à la terre. Et aux morts et aux cimetières et parte ailleurs. Pour choisir un prénom qui est le sien et qui lui appartient. On lit les micro-chapitres numérotés comme on regarde une série sud-américaine avec la profondeur de champs en prime. On lit les pages d’un rapport de deuil et, en intertexte, on lit un lieu. « Une maison aussi peut mourir. » C’est un lieu qui meurt à petit feu : celui du drame peut-être ou bien celui de l’enfance. Puis un tas de lieux nouveaux viennent le recouvrir. On verse une à une les poignées de terre sur un cercueil, la terre au goût bière : première fois avec un mec, liasse de billets, violence de gangs, violence des hommes, amour, désir de vivre… et il disparaît.
« Les architectes appellent « chemins de désir » les sentiers qui se forment progressivement sous les pas des marcheurs, des animaux ou des cyclistes, à côté des infrastructures prévues pour eux. Ils apparaissent dans la neige sale, l’herbe foulée, dans la boue et sur le bitume frais. La plupart du temps, on les voit à peine. » Ciel ! D’où proviennent mes fantasmes sexuels ? Claire Richard, elle, le sait. Elle a remonté le fil de ses chemins de désir jusqu’à la toute première image « troublante », qu’elle situe dans l’enfance. L’image tirée d’un magazine porno déclenche, dans une avalanche de réactions en chaîne, le début d’une vie érotique. Le lecteurice entre dans l’épopée comme dans un journal intime qui ressemblerait à un « tube » de Youporn où l’autrice mêle avec minutie histoire du porno, souvenirs autobiographiques, questionnements entre copines qui font société. Le lecteurice est guidé par des questions auxquelles l’autrice répond elle-même. Une manière de donner l’exemple, pour faire son propre chemin de notre côté : « Sur quoi avez-vous joui pour la première fois ? » « Existe-t-il entre vos fantasmes des continuités ? » « Quels sont les scénarios interdits qui vous allument ? » On ne parle pas de psychologie. On parle de libération. Rien à faire d’analyser le pourquoi, comme en littérature, on pose la question du comment parce que le comment fait prendre conscience et prendre conscience fait accepter, ajuster, trouver l’équilibre du fantasme. Le livre, outre la méthode d’investigation par l’écriture qui nourrit à merveille mon propre travail, évoque, l’évolution d’une sensorialité. Cela ne va pas de soi : l’autrice explore avec transparence les différentes phases de sa vie sexuelle, n’en oublie pas les excès, les saturations, les aliénations, elle règle au fur et à mesure des proportions sensorielles – au sens propre : vue, ouïe, toucher, un, deux, trois en même temps. Est-ce que l’écriture s’en ressent ? Un peu. Et si je pique l’idée pour mon travail, j’aimerais que le réglage sensorialittéraire se perçoivent encore plus fort. Claire Richard a adapté son roman en série radiophonique diffusée sur Arte Radio. Un podcast par chapitre, où le texte gagne en vibration grâce aux habillages sonores et aux timbres des voix. Elle est actuellement en train de l’adapter pour le théâtre. Le texte et ses différences de typo, incarnant différentes voix, dédoublant celle de l’autrice, brouillant le souvenir d’une narratrice, ressemble déjà à un script. L’hybridité du texte m’inspire : il est possible de faire œuvre libre ! Rares, sont les livres avec lesquels je me suis masturbée. Après l’orgasme, lorsque le désir est passé, il est officiellement entré là où, au détour d’un chemin, on ne l’attendait pas.
« Mais elle s’est retournée, et a saisi sa bouche. » Peut-être que les livres se boivent. J’ai bu ce livre. C’était si triste que je ne pouvais pas m’arrêter. C’était le rythme. C’étaient les tambours. C’était une écriture tambour. Les tambours bercent quand ils ne tapent pas fort, la cage thoracique vibre et alors la respiration aussi, la respiration vibre et la tristesse infuse. Tristesse est berçante, n’est-ce pas ? Peu de point. Mais les phrases, longues les phrases. C’est cela qui berce. Les tambours ce sont les virgules. Les points ce sont les soupires. Et entre, une scène en traveling dessine plusieurs niveaux de narration, enchevêtre les détails. Dans l’espace c’est comme cela : 1| Description 2| Aparté sur la description 3| Comparaison et métaphore 4| Supposition « (1) Ils parviendront pourtant dans une contrée inconnue mais infiniment banale, (1) s’étendant de part et d’autre d’une petite route de campagne, (2) plane et désolée comme un renoncement, (1) quelques arbres morts sans doute rendent leurs branches noires vers un ciel incertain mais le ciel, (2) on ne le voit pas, (1) ni le sommet des arbres qui se perd dans la brume, (2) une contrée désolée, (3) de ces lieux où l’on ne parvient qu’en rêve, (3) ou prélude à la mort, (3) où l’on ne parvient pas, (4) à moins, (4) tournant en rond, (4) de s’être sacrément égaré, (1) il y a seulement le corps inerte du garçon sur la banquette arrière, (1) les stations-service où elle se ravitaille, (1) chips, (1) soda, (1) paquets de gâteaux, (1) fruits insipides, (1) son corps inerte depuis plusieurs jours, (1) sinon pour entrouvrir les yeux, (1) tendre la main, (4) à moins qu’elle n’arrête la voiture – (1) elle arrête la voiture –, (4) vienne à l’arrière, (4) touche un peu sa tête, (4) ouvre tout contre son oreille la bouteille de soda, (4) pour que le pschiiit, (4) les gouttelettes, (1) il entrouvre les yeux, (2) ne semble rien voir, (3) comme un profond coma où, (3) éveillé encore, (4) il demeure. » Pourrait-on dire que la scène se déroule sous les pensées de la narratrice ? On dirait que c’est elle, la batteuse, tambourin dans les mains, joue et parle de sa voix muette, susurre, sa voix annonce avant l’action que l’action ne se fasse, cela crée un décalage, une faille qu’on n’entend presque pas, une petite faille se creuse entre le réel et la voix et la voix dit le réel juste avant le réel lui-même. C’est une course. C’est une course rythmée. Et ce rythme bat la tristesse. Le lecteurice boit la tristesse sans s’arrêter, ce n’est pas un piège, pas comme une grotte où l’on pénètre sans se rendre compte que la marée monte et que, quelques minutes après, on restera coincé, non, c’est autre chose, c’est différent, c’est un rythme comme une transe une danse, transe comme le début de transition, aller d’un endroit à un autre, se mettre en mouvement à l’intérieur et le mouvement à l’intérieur rythme une métamorphose. Dans le texte, dans les personnages, dans le lecteurice. Les histoires qui se croisent. Une femme dans le transistor, sa voix qui suggère de s’insoumettre. Une femme et un moteur dans la voiture qui partent dans la brume. Une femme et ses iris arrachés. Les histoires sont en lignes découpées et font des boucles. Les boucles sont coupées à la lame sur les pages carrées et on lit les bouts un par un, tissés. Parfois le blanc dans les carrés indique que la boucle est courte, qu’il n’y a pas beaucoup à dire parce que ce serait trop fort, trop dur, que ce n’est pas nécessaire d’être encore plus triste que triste. Les histoires se croisent en quatre saisons, en un éclair : une révolte. Des enfants meurent. Des hommes partent à la recherche des iris verts iris. Des stations-service restent ouvertes. La ville évidemment, engloutisseuse de corps, est criblée de haut-parleurs. De l’espoir est piétiné. Une mère est déchargée d’être mère. Des hommes sont violeurs. Des campagnes, de la terre, sont désirées. Tout cet onirisme semble réalité. L’enfante noyée, la jeune femme rebelle, la mère, la vieille aveugle. Y-a-t-il vraiment quatre femmes ou une seule, plusieurs fois la même, elle chemine, tout au bout de ce qu’elle peut, avec sa joie saisie toujours de la tristesse, profondeur d’une émotion, désir de mouvement, celui de s’échapper, d’aller où c’est encore vivant, la tristesse jusqu’à ce que la joie, malgré tout, la joie refasse surface ou puisse éclore, enfin, au bon endroit ?
« Moi je ne fais qu'écrire la pluie. Promethea est la pluie. »
« Il lui avait fallu du temps avant de se sentir en sécurité auprès d’une femme. Elle venait des hommes comme l’on vient d’un pays. » Juste un tout petit peu de Nina Bouraoui. Nos baisers sont des adieux, me balade dans d’autres chemins. Des chemins de désir et des amour.e.s. Parce qu’ils sont multiples et restent présents très longtemps. Ne s’éteignent jamais peut-être. J’arrive dans l’intimité contenue d’une autrice libre. Il y a les hommes, les femmes, les lettres, les mails. Il y a Paris et Alger. Le temps est discontinu. Les souvenirs s’enchaînent. Je comprends qu’ils la constituent.
« Il n’est pas impossible d’inventer son modèle. Elle ne s’y ennuie pas et fait peu la vaisselle. » Chloé Delaume, Ô prêtresse de la sororité, dame des alexandrins, tu as ta place dans ma bibliothèque d’Alexandrie. C’est une comédie, le cœur serré on rit ! Le cœur synthétique, primé du Médicis, a été écrit en trois mois, comme les prémices d’une relation amoureuse (après délai on prend une décision : continuer/avorter), les chapitres envoyés aux copines pour l’urgence de « faire le pitre » (je cite l’autrice). Mais je ne comprends pas, parce qu’à moi ç’a donné l’envie de pleurer, je suis honnête, malgré le truffage aux alexandrins, lalala lalala, lalala lalala, puis de rire gras, puis encore de pleurer, puis de fermer le livre, lalala lalala, lalala lalala, me surprendre à espérer, avoir besoin de le finir au plus vite, puisque tout est vrai – on dirait ma mère, on dirait les femmes lutter, les hommes nuages, la Biocoop d’à côté. On dirait le cœur simple de Félicité. Cent-cinquante ans après Flaubert. Chloé, conteuse de fées, narre l’histoire d’Adélaïde, quarantenaire fraîchement célibataire, entourée de sa horde d’amies-sorcières – thème précieux que je partage avec Chloé. Ensemble, l’émancipation des codes semble possible, réjouissante même, une grande aventure à plusieurs où les destins sont quémandés, réclamés de droit, tout se réclame dans ce monde, dit-elle, même un prix littéraire, même. Puis il y a l’album de musique, sorti moins de deux mois après le livre. « Les formidables mésaventures d’une héroïne contemporaine » où Chloé chante entourée de deux musiciens (Éric «Elvis» Simonet et Patrick Bouvet) les variations que composent les états d’âme d’Adélaïde. Lalala lalala, lalala lalala. La voilà la pièce manquante, la mélodie chantée derrière le rythme. Cette teinte supplémentaire ajuste le curseur des émotions et le place à la limite de l’ironie et du tragique. Gothiquo-éléctronique, Chloé envoûte : fait entrer dans chaudron talismans et incantations. Son grimoire à elle est harmonique. A la fin du travail conjoint avec Clémentine Beauvais, en août 2020, lorsque je termine frénétiquement mon premier travail d’écriture de « l’an 01 » du master de création littéraire, « Je ne suis pas une fugue », mon éminente et unique susnommée lectrice qualifie certains passages de la narration de « pépites musicales ». Ceci lui donnant envie de les entendre sous forme de pastilles sonores, au milieu des mots. Mais comment ? répondis-je, avez-vous des exemples ? Outre QR-codes ou CD K7 collés sur quatrième de couv ? Non, fit-elle, signe que je dû trouver toute seule, ou pire : inventer. Selon Chloé donne une partie de la réponse. Sortir un livre baigné de musicalité, avec un rythme fort, puis, sortir un disque pour le compléter. Deux autonomies s’imbriquent. J’y vois un exemple de l’indépendance même. Quand la vie répond aux émotions de l’âme, en dialogue pacifique par l’écriture et la musique.
« Et si les pressentiments des poètes se réalisent, je vivrai. » Un conseil de lecture de Laure Limongi. Elle a dû pressentir que quelque chose se trame. Je choisi l’édition de Babel, illustrée par un fragment du tableau « Apollon et Daphné » de Giovanni Battista (bien que la traduction de Marie Cosnay aux éditions de l’Ogre soit également une merveille, plus moderne encore, tranchante et émotive). La couverture montre la main de Daphné au point de départ de sa transformation en arbre. Daphné devient « laurier » – il n’y a pas de hasard. Ce chant me fascine. Je n’ai pas lu de littérature classique depuis le lycée mais je bois ce texte. Partout. Sous la douche, au lit, à vélo. Ovide intègre ma vie et ma vie intègre une dimension que je ne connais pas. Je réfléchis. Le poème s’initie par la transformation de la nature, de sa formation, de l’éclatement des bourgeons, la création des lacs, des mers, des océans, des continents. Une genèse des « demi-dieux, les divinités des champs, Nymphes, Faunes, Satyres et Sylvains habitants des montagnes » dont les rapports de force, d’amour, de haine, de puissance, de servitude et de résistance qu’ils partagent avec les Dieux, tentent de faire unité. La métamorphose chez Ovide s’illustre par le passage de la forme humaine à la forme naturelle : l’altération d’une forme d’existence à une autre, où les personnages sont poussés à la frontière de leur condition. Ce qui m’intrigue le plus dans ces épisodes mythologiques, ce sont les places qu’occupent les femmes. Elles semblent empreintes d’une immense puissance n’ayant de cesse d’être mise à l’épreuve de celle des hommes, comme si, finalement, elle importait peu. Ou bien comme si la puissance féminine n’avait de raison d’être que pour mettre en lumière celle des hommes. Elles sont poursuivies, attrapées, violées. Les chants invoquent leur père, leurs frères. Elles se transforment en arbre, en vache. Elles meurent d’amour mais jamais de soumission. Lorsque je glisse à vélo au Havre, que j’atterris sur mon poignet gauche et que je le brise, je fais immédiatement un lien avec « Les Métamorphoses ». Je crois aux prophéties auto-réalisatrices. Pour cette raison, j’essaie de lire et écrire les choses avec ampleur, comme si l’exercice relevait de la voyance. Comme si mes choix de lecture et d’écriture allaient influencer les évènements à venir. Et j’espère en secret que les mots deviennent des mains tendues à la vie quotidienne, aux tracas mollement humains. Ce jour pluvieux, je me rends au cinéma. Je veux aller voir « Que des histoires de fous ». C’est le jour de la page 111 mais j’essaie de ne pas y penser. Je change de trajectoire, prends un virage un peu trop serré, glisse sur une plaque d’égout et me retrouve à la clinique des Ormeaux en pleurs, mon père au téléphone dans une main, Les Métamorphoses dans l’autre. Merci, Ovide. Les médecins condamnent avant-bras, poignet et main gauche pendant quarante jours. Enfermés dans une résine orange tel un cocon de transformation. Ça fait mal. Je me dis que j’ai fait ce choix douloureux de me tourner vers la littérature. J’ai fait le choix d’une sortie de route. Ça me fait sangloter et ça me fait peur. Et pourtant, ce choix est le plus joyeux que je n’ai jamais fait. C’est rare : une joie si radicale qu’elle en devient mélancolique. Quarante jours plus tard. Sous sa résine, ma peau n’est pas devenue écorce. Mes ongles ne sont pas feuillus et dans mes veines coule toujours du sang. Malgré tout, ma main droite s’est affûtée. J’ai beaucoup écrit, j’ai pris le tramway. Promesse d’émancipation divine, couronnement de mon propre laurier.
« Bien plus tard, une question me vient à l’esprit : on désire plus une vieille maison qu’une maison neuve ; on admire plus souvent un arbre tricentenaire qu’un arbre de trois ans ; plus une théière, un livre et une maison sont anciens, plus on est sensible à leur beauté. Pourquoi en irait-il autrement des humains ? » « Resté remède privilégié de la consommation populaire, l’opium n’est que lentement devenu drogue d’évasion et de plaisir dans un usage qui n’était plus exclusivement médical et qui s’associait à celui de l’alcool plus qu’il ne s’en séparait. » (l’Opium, article paru dans l’Express, 1er mai 1995) Administrez à vingt-deux personnages mythologiques féminins d’Ovide une dose d’opium et vous obtiendrez l’effet escompté : celui d’un récit aussi fluide que déroutant, où les images d’un quotidien pâle se métamorphosent en délires oniriques et fantasques. Lus comme une BD invisible, les destins croisés des femmes de Yoko Tawada rencontrent la souffrance et les heurts de la vie banale dans une dérangeante légèreté où tout pousse à croire à une beauté fragile, à l’abîme de leur âme. Ce que je lis au fil des pages ce sont des gélules ingérées les unes après les autres et on ne s’en rend même pas compte. Je déteste mais je continue, sous hypnose. Yoko Tawada est japonaise, écrit en allemand et je lis la traduction en français de Bernard Banoun. Par où s’échappe l’essence de la pensée de l’auteure ? Si je me remets à l’allemand, ma seconde langue maternelle, j’aimerais pouvoir le mesurer. Et ensuite j’apprendrai le japonais. Le wabi sabi, concept esthétique nippon, désigne une disposition spirituelle dérivé du bouddhisme et du taoïsme. Il est l’association de deux idées : wabi désigne « l’humilité face aux phénomènes naturels », sabi exprime « ce que l’on ressent face au travail du temps ou des hommes ». Je l’ai découvert en lisant « L’éloge de l’ombre » de Tanizaki et le mot qualifie parfaitement le travail de Tawada, où l’abîme, la rouille et le dégueulasse deviennent sublimes. J’aimerais écrire des livres rouillés. J’aimerais que mes mots transpirent la patine, les rides. J’aimerais transporter les lecteurices ailleurs, dans une fumée légère. Avez-vous déjà consommé de l’opium ?
« Moi, j’accepte les présages. Rien qu’à l’hôtel, ce matin, un papillon s’est posé sur un de mes doigts. Je me suis demandé s’il venait me parler des temps anciens, du château à côté. Peut-être était-il le maître du château il y a longtemps ? Je me suis rendu compte aussi qu’il dégageait une énergie très prédatrice, avant de réaliser que c’était une évidence, puisque la vie d’un papillon est entièrement dévouée à l’absorption. » Aimer les monstres ou aimer la vie, où est la différence ? Dans ce roman graphique, elle n’existe pas. J’y ai trouvé, à la place, la relation avec le grand-frère que je n’ai pas, la mort de ma mère parce que je ne pourrai pas la sauver, mon homosexualité inavouée, les lignes des vies qui se brisent mais qui continuent de filer – parce que les lignes même quand elles se brisent, prennent simplement une autre direction – il y a les fantômes qu’on voit et ceux qu’on ne voit pas, il y a cette petite fille qui grandit, il y a les rejets qui font mal et les rejets dont on se fiche, il y a les monstres et il y a nous et nous sommes les monstres. « Moi ce que j’aime c’est les monstres » est la preuve qu’on révolutionne l’univers des romans graphiques à coup de stylo bille et seize heures de dessin par jour. C’est aussi une expérience de lecture lente, parce que ce livre est véritablement un roman où on lit les traits d’Emil Ferris avant de lire ses mots. Ils sont mêlés. Ses lignes nous emportent toujours autre part, sans savoir dans quoi on se lance à l’amorce d’un nouveau chapitre. Depuis que j’ai emménagé au Havre, les livres ont envahi mon matelas. Je lis au lit. Je dors avec mes livres comme avec de nouveaux doudous, comme s’ils allaient pouvoir infuser mes draps, mon corps, mes rêves pendant la nuit. J’aimerais que les livres s’emparent de mon inconscient. Avec « Moi ce que j’aime… », c’est un peu ce qu’il s’est passé. On a développé un petit rituel de lecture. Je lis un chapitre au réveil et un peu plus au couché. Une cuillerée à soupe avant de dormir et mes rêves me dépassent. Comme dans ce récit, où je ne distingue pas de frontière entre les fabulations intérieures de la jeune Karen et ses déambulations dans le réel. La confusion est omniprésente. On ne sait pas ce qui est tangible ou ce qui ne l’est pas puisque tout est montré. C’est ainsi d’après moi que l’histoire monte en puissance, lorsque je crois sur parole les fantasmes et les rêves de la narratrice.
« Dans Les Métamorphoses d’Ovide, on dirait que les dieux passent leur temps à vouloir attraper des femmes qui ne sont pas d’accord, à obtenir ce qu’ils veulent par la force. » En vrac : Un autre livre que j’ai bu. J’étais énervée et je ne savais pas pourquoi. Maintenant, si. La lecture nécessaire et fondamentale de la pionnière Despentes. Pourquoi ne pas l’avoir lu avant ? Il est nécessaire de passer par les mots pour forger une éducation féministe. Je ne savais pas qu’on pouvait écrire un manifeste comme ça : hurler à l’écrit. C’est tout simplement ce que ma mère aurait dû m’expliquer. A défaut, je l’expliquerai à mes sœurs. Je pense que nous avons besoin de transmettre. Transmettre lorsqu’on n’a pas les mots, ce n’est pas possible. Lire Despentes c’est trouver des mots, trouver des formules pas magiques, trouver du sens à ce qui vibre fort dedans. « King Kong Théorie » devrait être au programme de l’éducation nationale. Ouvrir des brèches de colère, de tristesse, d’amour et crier depuis là. Qu’on vaut mieux que ça, toustes. Ce livre aurait dû paraître il y a 60 ans. Tout est fluide, on sait déjà tout ce qui est dit, mais elle, elle le dit. J’avais besoin de le faire exister. J’avais envie de le lire à toutes mes copines. « Vous voyez, vous voyez tout ça ? C’est fou, non ? C’est vrai, ça décape, ça arrache, au secours c’est douloureux, c’est exquis ! »
« « Me sauveras-tu » souffle entre deux sanglots le garçon complètement hypnotisé par la vie qui grouille dans sa blessure. » Et si tout ne se passait pas comme prévu ? J’aurais pu me planter. J’aurais pu sauter dans le vide et m’écraser par terre comme un vulgaire coléoptère à qui on aurait scié les ailes. J’aurais pu ne jamais trouver de place dans une famille littéraire d’adoption. J’aurais pu renier ce que je suis pour rester dans ma première famille. J’aurais pu mourir, écrasée par une voiture après cette chute à vélo. J’aurais pu haïr l’écriture. J’aurais pu haïr mon écriture. J’aurais pu ne pas réussir à guérir. J’aurais pu me réveiller, un matin au Havre, au milieu de mes livres ouverts et n’être qu’un vers de terre, condamné à ramper. Alors, comment me serais-je soignée ?
Ici parle du doute. Ici n’a pas beaucoup de phrases. Ici en a vraiment très peu. Elles agissent comme des petites aiguilles, ici, et là, pour apporter une direction de surcroit à l’image. Ici les phrases mutent en vagues. Au fil des pages elles arrivent et puis s’effacent. Soudain un raz-de-marée, beaucoup de phrases d'un coup. Et je bascule les images, page suivante, accalmie des mots. Ici les images parlent comme elles se superposent et s’accumulent. Ici les images sont précises et frappantes. Mais je doute. Les images sont des pièces à convictions dont on n'a pas besoin parce qu’il n’y a pas d’enquête. À moins que si, il y a bien une immense enquête mais elle n'est portée par aucun trench à chapeau et lunettes sombres. Ce n’est pas la peine parce que dans "Ici" il y a nos déjà-vus et nos histoires. Ces histoires qu’on ne raconte pas parce qu’elles sont indicibles. Ces histoires sont tues et même si on essayait de les dire, on les dirait mal. Ici c’est l’histoire d’un temps qui dure dix secondes ou deux secondes, ou deux ans ou vingt-huit ans, ou un millénaire ou dix millénaires, ou cent jours ou un jour, ou quatre milliards d’années ou vingt-huit milliards d’années, on ne sait plus vraiment, on a perdu le fil et le fil n’est pas coupé mais le fil est emmêlé. Ici est un lieu. Ici il y a un lieu et probablement que le lieu s’appelle « ici » mais qu’il pourrait aussi avoir des coordonnées géographiques parce que c’est comme ça qu’on appelle les lieux ici. Son nom serait différent mais le lieu serait le même. C’est le même lieu, encore, depuis toujours le même endroit, à la même place, il est statique. À moins qu'il tourne à vive allure et qu'on croit seulement qu’il est statique, et de toute façon même si le lieu était statique, dans Ici, on voit que dans un lieu il n’y a rien de statique. Ici c’est toujours le bordel de quelqu’un d’autre. C’est toujours trop propre ou trop sale ou trop ici. Ici certaines personnes habitent, se posent des tas de questions et n’y répondent pas vraiment. Enfin juste un peu, parfois. Ici on saisit tout, mais aussi pas grand-chose finalement. Ici rend heureux, comme ici rend triste. Une chose est sûre, c’est que, ici, on est ici. À moins que… ici, ce soit aussi là-bas. On ne sait pas. C’est sans doute parce qu’ici évolue, et que Ici montre très bien ses propres évolutions. Ici offre des perspectives pour un ici qu’on aimerait voir un jour, ou qu’on n’a pas pu voir avant. Pourtant, on ressent très fort qu’ici a pu être comme ci ou deviendra comme ça. L’ici d’après, on le voit aussi bien que ce qu’il deviendra. Ou bien a-t-il déjà été ? Ici on entend l’écho. Lire Ici, ça prend un certain temps mais on ne sait pas vraiment combien parce que ça dépend de ce qu’on a envie d’entendre. Ici certaines personnes ont les oreilles profondes et d’autres n’entendent pas. Ça peut arriver. Ça peut arriver parce qu’il y a déjà trop de bruit. Ça peut arriver parce que les oreilles sont très occupées à écouter le silence. Dans ce cas, ce n’est pas de la faute des oreilles. Elles prennent le temps pour démêler l’écho. Enfin, ça peut arriver parce qu’on n’a pas bien débouché ses oreilles. La saleté s’accumule lorsqu’on écoute trop souvent ou trop attentivement ce que dit "ici" et qu’on oublie de passer le balai régulièrement. Il existe une pratique érotique japonaise qui consiste à se faire nettoyer les oreilles, le mimikaki, elle est pratiquée en public et provoque un grand plaisir sans doute parce que l’écho se fait alors mieux sentir. Et enfin, il peut arriver que certains soient sourds et ne puissent jamais rien entendre, du tout. Et dans ce cas, il y a Ici.
« Ce qui est excitant avec ce dispositif c’est que le film dans le film permet une liberté, un champs d’action et tout à coup on a des outils d’improvisation, c’est très ludique. » En salle de cinéma, je pense tout haut : « Jusqu’où iriez-vous par amour ? » Une, parmi les autres, des questions bateau qui s’impose devant Les Héros ne meurent jamais. C’est un premier film, un terrain d’expérimentation, pour Aude Léa-Rapin et elle fabrique des réponses sans cloisons : une cohabitation d’impro, caméra incarnée mais muette, coulisses de film, docu, fiction... On ne sait pas tout à fait, les acteurs non plus, flagrants improvisateurs. C’est pas grave. Au rythme ralenti, la caméra cherche son sujet, nous laisse le temps pour penser, pour englober ce qui surgit, nous prend par surprise, on essaie de faire avec. Longue incorporation du chocolat fondu dans les blancs en neige, opération de délicatesse, mouvements répétés, rythme du poignet à maîtriser. Parfois les personnages se mentent (pour le bien du film), le spectateur le sait, il y a des rumeurs, on accepte tout : le film doit continuer. Après tout ce n’est peut-être qu’un film, qu’une simple fiction… C’est un premier film, un terrain d’expérimentation et qu’importe la consistance puisque tous les ingrédients y sont. Puis, dans l’agrégat des bouts d’une histoire qui ne tient pas vraiment debout, on voit apparaître, en creux, les dessins d’idées plus vastes, plus essentielles. Ta mémoire est-elle liée à la mienne ? Où vont les âmes lorsqu’elles ne disent pas adieu ? Les morts sont-ils devenus des fleurs ? Comment guérir avant de mourir ? Suis-je moi aussi une incarnation ? Enfin c’était râpeux, bancal et réjouissant.
« Qui se lance dans le vide, dans l’inconnu, avec seulement son talent, qui peut se tromper ? » Ce que j’aime avec Jodo, c’est qu’il est gourou vivant. Et moi, dans ma vie, je me suis toujours dit : « À bas les gourous ! » et cela aidait à évacuer ma culpabilité à propos de la fascination que je nourrissais pour Elvis, Cloclo, mon oncle et les copains de mon oncle. Et puis j’ai rencontré Jodo - qui m’a été présenté par le biais d’un autre gourou, moins connu, moins vieux et dont je suis malheureusement tombée amoureuse. Un hasard. Mais entre Jodo et moi, ça a tout de suite été autre chose. Une rencontre, une compréhension immédiate, une fluidité venue d’ailleurs, un flux, un fluide... Un truc indicible quoi. Enfin ! Enfin quelqu’un allait pouvoir m’aider à comprendre ce que je fabriquais dans mon jardin les soirs de pleine lune, ce que je cherchais auprès de ces hommes qui n’étaient pas mon père et surtout – surtout ! – quelqu’un en qui je pourrai croire aveuglément, un thérapeute dont j’adhère aux dogmes, un amour intime et lointain, un guide, un grand-père, un nounours, un mage. Ou plutôt psychomage, si l’on se réfère à son dernier film Psychomagie, un art pour guérir qui met en scène des actes théâtraux et poétiques et dont la visée est le dévissage de nos blocages internes, acquis ou hérités. Le voleur d’arc-en-ciel, sorti pour la première fois en 1990 est le septième film réalisé par le maître. À l’époque, il rencontre des difficultés avec le producteur et sa femme et renie le fruit de leur travail. Ce n’est que vingt ans plus tard, laissant passer la mort du dit producteur et de son épouse, que l’homme de quatre-vingt-dix ans s’attelle au remontage intégral du long-métrage. C’est à ce moment-là que je découvre la nouvelle version, projeté pour la première mondiale à l’occasion de L’Étrange Festival qui a lieu depuis vingt-cinq ans au Forum des Images de Paris. J’y rencontre en même temps mon maître en chair et en os, venu pour effectuer une séance d’« auto-psychomagie », en public. Le scénario dense aux décors burlesques présente l’enchevêtrement de personnages vivant chacun dans un entre-deux mortel. L’oncle Rudolf (Christopher Lee) git entre la vie et la mort. Le Prince Meleagre (Peter O’Toole) vit reclus sous terre dans l’attente de la mort de son oncle et dans le deuil de son chien Chronos, lui-même incarné par une marionnette de substitution qu’il ne quitte jamais. La famille des deux hommes vit dans l’attente de l’héritage de l’oncle mourant. Dima (Omar Sharif) vit en compagnie du Prince dans l’attente de la mort de l’oncle afin d’hériter d’une partie de sa fortune. Et en attendant, tout le monde vit dans des conditions inhumaines. Finalement dans l’histoire, il n’y a que les chiens qui n’attendent rien et c’est encore eux qui s’en sortent le mieux lorsque l’on apprend que l’oncle lègue l’intégralité de son testament à ses escortes les Rainbow Girls, aussi longtemps qu’elles s’occuperont de ses dalmatiens adorés. Patience est reine. Cette nouvelle est le déclencheur du dénouement, poussant Dima à se rebiffer contre le Prince avec lequel il entretient un beau syndrome de Stockholm. Le Prince quant à lui s’autorise à mourir en paix alors que le courant des égouts dérobe sa marionnette. Dima, délivré de son maître et de l’attente d’un trésor qui ne lui appartient pas, est à présent libre de cheminer où bon lui semble. C’est à son tour de devenir maître lorsque le chien Chronos, que tous pensaient mort, réapparait hors des égouts, comme par magie. On dirait que Jodo a plus d’un tour dans son sac. J’ai attendu une bonne heure et demie dans la file d’attente des visiteurs « sans tickets » afin d’assister à ce spectacle. In-extremis, mon jeune gourou en toc m’informe par sms qu’il n’assistera pas à la séance, retenu par ses travaux et m’invite à prendre sa place réservée à l’accueil. M’exécutant, j’ai un pincement au cœur mêlé à une joie timide. Je ne suis pas sûre de ce qu’il s’est produit ce soir-là. Je ne suis pas ressortie maîtresse de cette salle, mais quelques jours plus tard, je quittais le gourou en toc, partais m’installer au Havre et rencontrais cette bande d’adorables hurluberlus qui essaient d’écrire. J’aime toujours le toc, Jodo, les chiens et la magie mais, depuis ce jour, une pluie fine et quelques rayons de soleil font vibrer ma route aux couleurs de l’arc-en-ciel.
« C'était la caresse la plus longue du monde. » J’ai envie de sentir le fragile. La vulnérabilité que je brandis. Vincent n'a pas d'écailles, je le trouve tendre comme une caresse ; rude comme le monde et pourtant tout est tenu (ténu ?) dans une finesse toute maigre, presque sans mots parce que tant d'autres choses, qu'on n'a pas l’habitude d’écouter, prennent subitement la parole. Un homme a des forces décuplées lorsqu'il est mouillé. Essaie de s'en débrouiller, de vivre avec et de vivre avec les autres. Au milieu d’une bande son millimétrée par les souffles du vent, des vagues et des renards, il tente de tirer le fil d'un équilibre entre son humanité et l'animalité qui l'habite, inconditionnellement partout : fontaines publiques, lacs, étangs, noues, fleuves, chaussées boueuses, bouteille Cristalline, lavoirs, océan, baignoire. Il est poisson alligator baleine dauphin fugitif amant migrant bricoleur ami guerrier, fragile Spiderman à l'endroit du baiser ; juste un homme en fait. Comme ceux-là, réfugiés dans l’eau pour puiser de la force, de la confiance pour faire face, ou bien se cacher d’une troupe en képi et à l’affût. Burlesque Keaton. C’est l’histoire d’un homme narrée par un homme (Thomas Salvador), dont le strabisme nous plonge dans une caresse interminable. J’y ai vu une réflexion sur notre rapport aux éléments naturels et au construit, à nos environnements. Et qui s’étend à repenser la masculinité dans une fable sans morale : celle de la nudité des choses.